Loin, très loin devant, à la frontière de ce qui peut être vu, se trouve la Ville.
Le Marcheur la connaît, il sait ce qui l'attend lorsqu'il posera le pied sur ce territoire oublié des Dieux et des Hommes. Mais il continue son chemin. Parce que c'est écrit. La Ville n'est qu'une étape du Voyage, le Voyage n'est qu'une étape de sa Quête.
Et à mesure qu'il avance, à chaque pas qu'il place par devant le précédent, il ressent au fond de lui ce bourdonnement incessant qui grandit et grandit encore, qui gonfle comme l'arrivée d'une déferlante, hurlant sa colère et son désespoir en une longue litanie.
Gauche... droite... gauche... droite... les pas s'enchaînent en une danse dont il est l'esclave et plus le maître. Et ce grondement. Ce grondement dans sa tête qu'il redoute et espère à la fois, thèse et antithèse de ses doutes et de ses rêves. Le cri de la Bête. De Sa Bête. Hurlement d'un désir de possession inassouvie, cri de l'ange cerné par les démons, fracas des armes de ses milices intérieures qui ne cèdent dix mètres du champ de bataille que pour en reprendre vingt le lendemain.
La Bête est là. Elle l'attend. Elle sait qu'il viendra à lui tôt ou tard. C'est écrit.
Alors, fermant les yeux, le Marcheur oublie. Il oublie de toutes ses forces, au point que son cerveau semble se vider de sa substance à mesure de sa progression. Il veut oublier la Bête. Il veut oublier la Ville. Il veut oublier la Vie.
Il pense au Sage. Et au Fou. Le Sage qui se prétend Fou et le Fou qui se prétend Sage, dualité d'une existence commune, complainte déchirante de deux âmes qui découvrent qu'elles ne sont l'une sans l'autre... Le Sage n'accepte le Fou que parce qu'il est le reflet de la façon dont il se voit. Le Fou n'accepte le Sage que parce qu'il a la folie de croire qu'il est aussi Sage que lui... Et, ensemble, parce qu'il ne leur est donnée la permission de se battre, le Sage et le Fou entâment leur danse infernale dans le monde du Marcheur. Ils dansent jour et nuit, nuit et jour, car ils ont trouvé le moyen d'exister, ensemble. Ils ont compris que leur dualité fait leur force, qu'ensemble ils sont le Marcheur.
Mais parfois l'un des deux verse une larme, et le lien spirituel qui les unit accompli son sombre office et révèle à l'autre la douleur du premier. Alors, le Sage et le Fou arrêtent de danser, et ils pleurent ensemble, partageant leur vision des choses en une union éphémère... Alors, le Sage et le Fou s'unissent et deviennent la Bête.
La Ville approche, Marcheur. Il te faut continuer ton chemin, oublier le temps d'un battement de cils le Sage, le Fou, et la Bête, et reprendre ta route.
Car la Ville ne sera qu'une étape du Voyage, et le Voyage une étape de ta Quête. C'est écrit.